"Qu'est ce qui est le plus difficile,
Qui te semble pourtant si facile ?
C'est de voir avec tes yeux,
Ce qui se trouve devant eux".
Goethe.
LE DESSIN D'OBSERVATION.
Dessiner est une capacité humaine élémentaire; pour l’exercer, une main et des yeux « en état de marche » suffisent ...
La capacité de dessiner n’est pas un don ou une faculté dont certaines personnes seraient dotées et d’autres dépourvues.
C’est un état de conscience, une façon d’être en soi qui se cultive par la pratique d’exercices en lien avec la vie quotidienne; un état de conscience accessible à chacun, comme l’est celui qui permet de lire , de conduire ou de s’adonner à la culture de son jardin.
Comme pour la marche, la course ou la parole, une fois que j’ai appris à dessiner, je saurais si je le fais avec un style ou une aisance qui me distingue des autres dessinateurs.
Comment « apprendre à dessiner »?
Dans un premier temps, apprendre à regarder.
Ralentir les mouvements de l’œil et faire qu’il ne connaisse pas « en un clin d’œil » la forme des choses qu’il voit : lui demander de suivre avec précision, lenteur, par un « toucher visuel » les contours des objets.
Se servir de ses yeux comme de doigts visuels permet d’entrer dans une dimension tactile, concrète, physique avec l’objet observé, de ressentir chaque variation de la forme comme il est possible de faire en découvrant les objets en aveugle, à tâton.
Présence pleine, active, sensorielle au monde extérieur, à moi-même .
Expérimentation à travers plusieurs exercices pratiques simples qui donnent les moyens d’être présent à l’observation, de laisser de côté mes peurs, ce que je sais ou pense.
« Touche avec les yeux, pas avec les mains ! ».
Toucher visuel, surprise de la droite qui fait un angle brusque ou s’arrondit en douceur…
Je sais qu’une table rectangulaire a quatre côtés faits de droites et qu’elle a deux longueurs et deux largeurs ; je regarde cette table devant moi avec cette conscience du dessinateur qui ne sait rien mais qui observe activement, silencieux à l’intérieur et je peux être surpris , après avoir suivi cette droite, de découvrir qu’elle fait un angle net avant de continuer.
Passer à travers ce que je sais de l’objet observé, de ses formes pour le voir dans sa réalité physique concrète. Découverte.
La présence à la forme crée un espace intérieur de lenteur et de silence où le temps se ralentit, l’espace se pose et s’amplifie. Je suis un avec l’objet observé. Unité.
Centrage, présence intérieure ample, silencieuse, intense et aiguisée.
Le monde en volume, en 3 D, est traduit en image, en 2 D (déjà dans l’œil) .
Je suis traducteur, seulement. Mystère de la perception sensorielle.
Deuxième temps : laisser une trace des mouvements des yeux.
Crayon en main cette fois (encore sans gomme), sans regarder ma feuille pour éviter les jugements qui pourraient m’envahir et perturber mon observation et mon dessin.
La trace de cette activité visuelle tactile, de cette présence à l’objet, le crayon la transcrit, avec un léger décalage dans le temps, un pas derrière.
Accompagnement : l’œil précède et la main suit.
L’œil et la main travaillent en écho ; l’œil touche la forme, la main résonne en la transcrivant sur le papier.
Etre présent à l’observation, sans projet de connaître l’objet, sans projet de dessiner, sans projet de dessiner « quelque chose de reconnaissable ». Seulement : présence et lien à l’objet.
Risque de tension vis-à-vis du rendu qui « devrait être ressemblant » .
Tentatives de prise de repères furtifs… Quand je regarde la , en fin d’exercice: rires du décalage entre ce que j’attends d’un dessin et ce que j’ai fait.
Peu à peu, assurance que cela fonctionne quand je lâche prise par rapport à ce que je sais de la fidélité au rendu.
Etre simplement présent permet de voir ce que je n’avais pas encore vu : détails oubliés par mes yeux « efficaces » mais superficiels de tous les jours .
Emerveillement de la découverte.
Accepter que mon dessin soit, pour l’instant et dans son ensemble, cahotique, décousu, les différentes parties dessinées à des échelles différentes.
Le trait, cependant, vu dans le détail, montre une précision, une vie, une beauté et une liberté surprenantes.
Sécurité qu’il ne me manque rien pour aborder la réalité visuelle.
Détente, chaleur, ouverture, confiance.
Présence intérieure intense et silencieuse. Dilatation.
Centrage et ouverture à la fois. Joie.
Troisième temps : apprivoiser mes jugements, construire l’image .
Je peux regarder ma feuille 1 seconde toutes les 30 secondes par exemple , juste le temps de repositionner mon crayon. Toujours sans gomme.
Cela permet, tout en gardant la fraîcheur du dessin précédent, de construire la représentation dessinée de l’objet de manière plus articulée et proportionnée, donc ressemblante.
Le dessin devient plus proche de l’image que j’ai de ce que j’observe .
Je ne me « mets pas la pression » et garde la liberté de trait acquise.
A cette étape, les jugements sur ce que je fais, sur l’objet dessiné ou sur moi-même peuvent réapparaître. Le retour-éclair à l’exercice précédent remet dans la conscience du dessinateur.
Moins je sais ce que je dessine, plus je le fais fidèlement.
Quatrième temps : Le dessin plus « réaliste » peut se mettre en place peu à peu .
Des retours fréquents aux exercices précédents seront nécessaires pour réactiver l’état de conscience du dessinateur.
La gomme, objet magique, signe du « repentir », peut alors, à ce stade, être utilisée sans être lourde de jugements ou devenir obsession (c’est le cas lorsque le dessin est davantage regardé que le modèle observé).